Le 13 janvier 2000, la Cour suprême du Canada confirme que ce n’est pas aux ministères de l’Éducation provinciaux de décider où les conseils scolaires de la minorité linguistique peuvent offrir – ou non – leurs programmes. L’arrêt Arsenault-Cameron fait encore écho, 25 ans après son prononcé.
Noëlla Arsenault raconte que quelques jours avant son entretien avec Francopresse, sa petite-fille l’a appelée pour lui dire que son enseignante avait parlé d’elle, dans son cours d’histoire. «Madame [l’enseignante] pleurait», lui a dit sa petite-fille. «Elle était fière que vous ayez fait ça.»
La poursuite que Noëlla Arsenault a intentée au milieu des années 1990 contre le gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard a secoué la communauté, mais aujourd’hui, de nouvelles générations peuvent fréquenter une école de langue française. Sa petite-nièce, par exemple. «Ça, ça me fait chaud au cœur», dit-elle.
Dans les années 1990, il n’y a que des écoles anglaises à Summerside, où Noëlla Arsenault a élevé ses quatre enfants.
Depuis le début des années 1980, les parents de cette ville prince-édouardienne demandent à répétition une école de langue française dans leur communauté, sans succès.
Le conseil scolaire régional (de langue anglaise) les dirige plutôt vers l’école d’immersion française de leur collectivité ou vers l’école de langue française d’Abram-Village — ce qui impose aux enfants un trajet d’une heure en autobus scolaire.
L’avocat Robert McConnell fera valoir, en Cour suprême, que «62% de tous les enfants ayants droit fréquentent les écoles de langue anglaise». Et parce que ces élèves fréquentent l’école en anglais, leurs enfants – les petits-enfants de Noëlla Arsenault par exemple – perdront le droit de fréquenter l’école en français.
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La cause
En 1994, un groupe de parents réitère la demande d’ouvrir une école élémentaire de langue française à Summerside. Une variable a changé : quatre ans plus tôt, la Commission scolaire de langue française de l’Île-du-Prince-Édouard avait été créée. Celle-ci accepte la demande et 34 élèves s’inscrivent à cette école à naître.
Le ministre de l’Éducation de la province s’interjette et rejette cependant la proposition, préférant maintenir le transport scolaire.
Noëlla Arsenault-Cameron, Madeleine Costa-Petitpas et la Fédération des parents de l’Île-du-Prince-Édouard sollicitent les services de l’avocat Robert McConnell. Il n’hésite pas à s’engager dans l’affaire. «C’est une cause que je prends à cœur; c’est personnel», témoigne-t-il dans un échange de courriels avec Francopresse.
En appel, la Cour provinciale donne raison au ministre, qui estime que l’enseignement dispensé dans une école de langue française à Summerside serait inférieur sur le plan pédagogique à celui qui est dispensé aux enfants de la majorité linguistique officielle.
La question est portée en Cour suprême du Canada en juin 1998 et, le 13 janvier suivant, les juges de la Cour suprême confirment que le ministère de l’Éducation n’a pas droit de regard sur les sites où le conseil scolaire peut offrir des programmes éducatifs.
Dans leur décision, les juges Michel Bastarache et Jack Major évoquent le caractère réparateur de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, le besoin d’établissements locaux et la notion d’égalité.
«Mon rôle s’apparentait à celui d’un chauffeur de limousine, raconte Robert McConnell. J’avais bien préparé la cause et je l’avais apportée à la Cour suprême afin que le juge Bastarache puisse établir son héritage juridique en ce qui concerne les droits linguistiques des francophones. En d’autres mots, je n’avais personne à convaincre.»
Dès septembre 2000, la Commission scolaire de langue française de l’Île-du-Prince-Édouard ouvre une école à Summerside, une à DeBlois et une à Rustico, rapporte La Voix acadienne. Une autre suit à Souris, en 2003.
Une pierre à l’édifice
Déjà, en 1982, la Charte accorde aux minorités de langue officielle le droit d’être éduquées dans leur langue là où le nombre le justifie. Cette nouvelle obligation constitutionnelle se double d’une vocation réparatrice.
L’arrêt Mahé de 1990 affirme l’importance de la pleine gestion scolaire et de la création de milieux homogènes, «parce que les écoles ont non seulement une vocation éducative, mais une vocation de pérenniser la langue et la culture», rappelle le professeur de droit de l’Université d’Ottawa, François Larocque. L’arrêt a propulsé la création de conseils scolaires de langue française.
L’arrêt Arsenault-Cameron, lui, est venu rappeler aux gouvernements la légitimité des recommandations formulées par les conseils scolaires.
L’avocat spécialiste en droits linguistiques Mark Power se réfère presque quotidiennement à l’arrêt Arsenault-Cameron, en particulier aux paragraphes sur le rôle du ministre : «Le ministre […] ne pouvait pas non plus substituer sa décision à celle de la Commission simplement parce qu’il ne pensait pas qu’elle avait pris une bonne décision.»
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Un système en pleine croissance
À la Commission scolaire francophone de l’Île-du-Prince-Édouard, le nombre d’élèves a plus que doublé depuis 2000. Ghislain Bernard, un ancien de l’École Évangéline, dirige aujourd’hui la Commission scolaire. Il rapporte que «les effectifs sont passés de 588 en 2000 à 1256 aujourd’hui.»
Partout au pays, «on se rend compte que l’éducation dans la langue de la minorité, ça veut dire plus d’écoles, plus d’infrastructures, plus de profs, plus de ressources», commente l’avocat Pierre Foucher, qui a représenté la Commission scolaire de langue française de l’Île-du-Prince-Édouard devant la Cour suprême.
Il poursuit : avec des ressources limitées, c’est souvent un casse-tête pour les gouvernements de répondre aux besoins croissants de la minorité. D’ailleurs, cinq ans après la décision de 2020 concernant le financement des écoles en Colombie-Britannique, «on est encore empêtrés dans les détails de la mise en œuvre», illustre-t-il.
«On est rendu à gérer la croissance du système scolaire francophone hors Québec», conclut celui qui est devenu professeur de droit à l’Université d’Ottawa.
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Une expérience comparable ou des coins ronds?
Les affaires Mahé et Arsenault-Cameron ont permis de préciser le concept d’expérience éducative comparable, résume Mark Power. Il le sera davantage à la suite des appels opposant le ministère de l’Éducation de la Colombie-Britannique à l’Association des parents de l’école Rose-des-vents, en 2015, et au Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique, en 2020.
La Cour suprême établit alors qu’une province ne peut pas évoquer des raisons économiques pour refuser de construire de nouvelles écoles.
«Malheureusement, on a des gouvernements qui continuent à tenter d’esquiver leurs obligations», commente François Larocque. Si un gouvernement ne respecte pas les droits linguistiques, fait-il valoir, «le droit peut s’éteindre pour les générations futures.»
C’est précisément ce risque d’extinction intergénérationnelle qui a poussé Noëlla Arsenault-Cameron à agir, en 1995.
Et si c’était à refaire?
À l’Île-duPrince-Édouard, lorsque les anglophones ont appris que plus de 6 millions de dollars seraient investis pour construire l’École-sur-Mer de Summerside, «une quasi-révolte a éclaté», écrit le juge Michel Bastarache dans ses mémoires (Ce que je voudrais dire à mes enfants, Presses de l’Université d’Ottawa, 2019, p. 282).
Même au sein de la communauté francophone, il y a eu des dissensions.
Mais si c’était à refaire, Noëlla Arsenault plongerait à nouveau. Cette fois, elle protégerait sa famille. «Personne ne savait ce que ça allait faire. Alors on n’avait aucune manière de se préparer pour tout ce qui s’est passé.»
Ses enfants ont été harcelés. Ils ont beaucoup souffert. «Encore des fois, ils me racontent des choses… Aïe, aïe, aïe», se désole-t-elle.
Son combat a jeté un éclairage sur les valeurs qu’ont voulu lui transmettre ses grands-parents et arrière-grands-parents, défenseurs de la vie et de l’éducation en français dans l’Île.
«Encore aujourd’hui, ça me fait chaud au cœur quand je rencontre des jeunes et qu’ils me disent qu’ils ont été à l’École-sur-Mer», témoigne-t-elle. Elle dit fièrement n’avoir fait que son devoir : «Un centre scolaire c’est primordial pour une communauté qui veut s’épanouir.»
La cause Arsenault-Cameron est présentée dans le panorama sur les droits linguistiques du Musée pour les droits de la personne, à Winnipeg. (Photo : Aaron Cohen pour le Musée canadien pour les droits de la personne)
Elle estime avoir rempli son devoir, mais Noëlla Arsenault a aussi rencontré de la résistance. «Toutes les semaines, on était à la télévision, on était à la radio, c’était une grosse affaire. Les anglophones n’en voulaient pas. Les francophones de chez nous n’en voulaient pas.» (Photo : Gracieuseté)
Érigée en 2002, l’École-sur-Mer de Summerside est l’une des écoles nées de la cause. Elle comptait 265 élèves en septembre 2023. (Photo : Marcia Enman – La Voix acadienne)
L’affaire Arsenault-Cameron a eu une incidence directe sur le choix de carrière de François Larocque, alors stagiaire à la Cour d’appel de l’Ontario et aujourd’hui professeur de droit à l’Université d’Ottawa. «Ça m’a habité, ça m’a suivi. J’ai décidé peu après de me concentrer dans les droits linguistiques.» (Photo : Courtoisie)
Pour le juriste Mark Power, l’arrêt Arsenault-Cameron est une pierre à l’édifice des droits linguistiques. «Ça a aidé d’autres jugements importants. Ça a aidé dans Doucet-Boudreau en 2003, dans Rose-des-Vents en 2015 et dans CSFCB en 2020, pour ne nommer que trois exemples.» (Photo : Kaoverii Photos)
Cette plaque se trouve à l'entrée du Centre Belle-Alliance où l'École-sur-Mer est logée. (Photo : Marcia Enman – La Voix acadienne)