Cet article sur la célébration à Rustico en 1891 de la fête nationale acadienne est de la plume de Louis Tesson. Journaliste et auteur français, il est arrivé à Charlottetown en 1890 comme professeur de français des Écoles Ingrès-Coutelier. Pendant son bref séjour à l’Île, il écrit quelques articles sur ses visites à Rustico, dont celui-ci, publié dans L’Évangéline du 10 septembre 1891. Nous avons abrégé l’article.
Dans la matinée du 15 août dernier, une grande partie de la population de Rustico, endimanchée, se rendait à l’église, les uns à pied, les autres en voiture ou en charrette. Le voyage est des plus agréables, surtout en suivant la plage, tout au bord de l’eau. De loin on aperçoit la croix de l’église sur le sommet de sa tour carrée. C’est un édifice en bois, d’apparence modeste, mais charmant dans sa simplicité.
Le prêtre s’avance gravement vers l’autel; c’est une physionomie noble et imposante, rehaussée encore par une belle barbe noire qui descend sur la blancheur de la chasuble. On dirait un missionnaire d’Afrique. Les chants sacrés s’élèvent de la tribune, accompagnés par l’organiste de la cathédrale de Charlottetown, M. Blanchard, venu pour la circonstance; puis la fumée de l’encens s’élève vers les voûtes en spirales et odorantes, comme la prière des lèvres des fidèles.
La messe terminée, un jeune prêtre de la paroisse voisine, le Père Gallant, monte en chaire. Sa physionomie, sa voix, son geste sont sympathiques au premier abord. Il s’exprime en français avec beaucoup de facilité et une pureté de langage peu commune, ici où l’on parle généralement plusieurs langues. Le sujet est tout indiqué d’avance : l’Assomption.
Alors la procession se forme. Tandis que toutes les cloches sonnent leur joyeux carillon, la foule sort lentement de l’église. D’abord, la fanfare de Rustico, une société d’hommes, bannière en tête, puis les Enfants de Marie, jeunes filles vêtues en blanc, portant une bannière blanche aux fleurs d’or, avec une Vierge à la robe éclatante, ensuite une foule d’hommes et de femmes marchant par rangées de quatre, et enfin les enfants de chœur, aux soutanes noires et aux surplis blancs, puis, le clergé.
En sortant de l’église, la procession passe près d’un drapeau français secouant fièrement ses plis tricolores dans la brise du matin. Là-bas, au bout de la route, il y en a un autre arboré au sommet d’un haut poteau. La procession tourne autour de ce drapeau et retourne lentement à l’église aux accords joyeux de la fanfare. La bénédiction du Saint sacrément clôt la cérémonie religieuse, et alors commencent les réjouissances publiques.
C’est tout près de l’église, dans la cour même du presbytère. La fanfare s’est installée sur la galerie élevée de la banque, une belle et solide construction en pierre, sur le bord de la rivière. En face, ombragés par de grands arbres, les comptoirs improvisés où s’étalent toutes sortes de gâteaux et de friandises : une buvette où l’on ne sert que des «temperance drinks»; plus loin un vrai étalage de mercerie, exhibition magnifique de l’adresse aux travaux d’aiguille des dames de Rustico, avec des bibelots de toutes sortes, des jouets pour enfants. Derrière ces comptoirs, il y a des commis improvisés forts affairés, ne sachant parfois où donner de la tête pour satisfaire tous les clients.
Il y a de belles femmes et de ravissantes jeunes filles, groupées là-bas sur la pelouse, assises à l’ombre des arbres, mariant dans une douce symphonie les couleurs variées de leurs toilettes, comme des corbeilles de fleurs dans la verdure. Les jeunes filles attendent que leurs drôles ou leurs plures, comme on dit ici, c’est-à-dire leurs bons amis, viennent les inviter à faire un tour de galances ou de balançoire. À proprement parler ce n’est pas une balançoire; ce serait un manège de chevaux de bois, s’il y avait des chevaux. À la place de ceux-ci il y a tout simplement des planches suspendus par deux tiges de fer; siège un peu rude. Mais la robuste jeunesse de Rustico s’inquiète peu de ces détails; les places sont emportées d’assaut, et le malheureux cheval du manège paraît tout ébahi de se voir obligé de tourner ainsi constamment.
Il y a aussi un tourniquet autour duquel les hommes se pressent. On s’arrache les billets portant le nom d’un cheval de zinc. La roue tourne et l’on proclame les noms des chevaux vainqueurs. On s’amuse et les sous et les pièces blanches tombent de tout côté pour grossir le petit trésor des bonnes Soeurs, car le produit de cette fête doit être pour le couvent.
Le soir, il ne restait pour ainsi dire plus rien à vendre. La recette a dû être bonne, ce dont tout le monde se félicite. Un autre sujet digne de remarque, c’est le bon ordre qui n’a cessé de régner tout le temps. Pas le plus léger incident n’est venu troubler la bonne harmonie de cette fête et ce fait prouve beaucoup en faveur de la population de Rustico, renommée d’ailleurs dans toute l’île pour son caractère ami de l’ordre et de la paix, ce qui ne peut manquer de lui concilier l’estime général.
Photo de Louis Tesson publiée dans Le Monde Illustré, 19 décembre 1891.